- Et toi, mon chéri, tu crois quoi ?
- Je crois qu'elle est morte.
- Pourquoi tu dis ça ?
-Parce que sinon c'est pas possible. Elle ne nous aurait pas laissés comme ça tous les trois. On s'aimait trop tous les quatre, hein, papa ?
Les larmes me montaient dans la gorge et mouillaient mes yeux. J'ai attiré le gamin contre moi et je l'ai serré, ça faisait des mois que je l'avais pas senti aussi proche, aussi présent, et pourtant je le serrais fort comme s'il allait s'envoler, comme si ça pouvait changer quelque chose, le consoler de quoi que ce soit.
- Allez viens mon chéri, ai-je fait. On va se coucher.
Il a hoché la tête et on est montés dans ma chambre.
L'air chaud de la maison nous a enveloppés et mes pieds se sont décongelés d'un seul coup. Pendant que Clément se glissait sous les draps, je suis allé chercher Manon, elle avait repoussé sa couette et sa chemise de nuit remontait jusque sous ses bras, la laissant tout à fait nue, j'avais beau insister elle refusait les pyjamas et s'entêtait à porter ça été comme hiver, le tissu n'était pas plus épais qu'un mouchoir. Je l'ai portée jusqu'au lit et je me suis allongé entre eux. Elle a grogné puis s'est collée contre moi. Clément a posé sa tête sur mon bras qu'il a rabattu en écharpe. Il s'est assoupi en quelques secondes. Manon ronflait. Je suis resté toute la nuit comme ça, au milieu des enfants et les yeux ouverts dans le noir. Les mots du petit me tournaient dans la cervelle, l'aplomb avec lequel il avait prononcé ces paroles, moi-même je ne l'avais jamais vraiment eu, je n'avais même jamais souhaité l'avoir. Penser sérieusement à la mort de Sarah m'était tout simplement insupportable, le jour j'essayais de me contrôler mais les rêves se chargeaient de m'abattre, j'y menais tous les raisonnements possibles, épuisais les hypothèses, et puisqu'elle n'avait pu nous quitter ni périr dans un accident (on l'aurait retrouvée, au bout d'un moment on aurait fini par la retrouver), les comptais sur les doigts d'une seule main : séquestration, mort violente, dans le cru de la nuit je ne voyais rien à quoi m'accrocher, une sueur glacée me coulait dans le dos tandis qu'à l'écran des paupières closes défilaient strangulations, viol, caves humides et noires, plaies, couteaux et bleus, chaque fois le visage de Sarah m'apparaissait dans toute sa terreur, défiguré par la douleur, je me levais pour vomir, toutes mes tripes y passaient, après ça je filais sous la douche et descendais au salon, avalais des litres de café et priais pour ne plus jamais m'endormir.
J'ai tout de suite repéré la bagnole de flics garée devant l'école. Les parents s'étaient regroupés près des grilles et encerclaient la directrice, une femme sèche aux cheveux courts et à la voix étrangement grave. Clément s'est dirigé vers sa classe, encore ensuqué de sommeil, bâillant à s'en décrocher la mâchoire. Le jour n'était pas tout à fait levé et je l'ai regardé s'éloigner en me demandant pourquoi on infligeait des trucs pareils aux gamins. Manon me serrait la main comme si elle craignait un danger quelconque, elle n'avait pas tort, tous les regards convergeaient vers nous et la directrice nous a désignés du menton à un type en blouson de cuir, un peu fort, moustachu et dégarni. Il a hoché la tête et s'est avancé vers moi, son visage était rougi par le froid et sur sa chemise, une tache qu'on devinait de café fonnait un petit ballon de rugby. Il m'a tendu une main potelée avant de se présenter, José Combe, inspecteur divisionnaire, il avait quelques questions à me poser.
- À quel sujet ? ai-je demandé.
- La disparition.
Mon sang s'est fait la malle, je devais être livide. J'ai cherché quelque chose à quoi m'accrocher, je n'ai trouvé que Manon, il y avait si longtemps maintenant qu'elle et son frère me tenaient debout. J'ai regardé Combe et tout cela n'avait pas le moindre sens, pourquoi venait-il à l'école pour me parler de Sarah ? Il a sorti un mouchoir et se l'est passé sur le front, comment il pouvait suer par un temps pareil c'était un mystère, le ciel était d'un bleu coupant et sur le pare-brise des voitures le givre n'avait pas encore fondu.
-La disparition du gamin, a-t-il précisé. Le petit Thomas Lacroix, il a disparu hier à seize heures trente. Vous êtes venu chercher votre fille, hier à seize heures trente, n'est-ce pas ?
J'ai hoché la tête et tous mes nerfs se sont relâchés d'un coup, dans mes veines le trafic a repris de plus belle. Je savais où il voulait en venir mais j'étais soulagé, le déménageur avait dû embarquer son fils, c'était prévisible, inévitable, il n'allait pas se contenter de lui faire la causette assis sur un banc et de le regarder faire des miettes avec son pain au chocolat.
- Vous n'avez rien remarqué, des fois ?
-Non.
- Vous n'avez pas vu un gamin sortir seul de l'école.
- Non. Pourquoi, vous n'avez aucune idée de l'endroit où il peut être ?
-Non. Aucune pour le moment. La dernière fois qu'on l'a vu, il était dans la cour, il devait rentrer en classe pour l'étude, sa mère devait venir le chercher vers dix-huit heures, mais hop, il s'est évaporé...
J'ai pris une mine atterrée, la plus horrifiée possible, Manon me regardait avec des yeux inquiets et ce n'était pas bon pour elle d'entendre ce genre de truc. J'ai salué l'inspecteur, il a quand même voulu noter mon numéro de téléphone et mon adresse, au cas où.
Dans la classe au milieu des odeurs de colle et de feutres, de peinture et de papier, la plupart des enfants s'affairaient déjà : les garçons malaxaient des boules de pâte à modeler et les filles jouaient sagement à la marchande, s'échangeaient des tonnes de fruits et des monceaux de légumes en attendant que le cours commence. On était les derniers et Mme Désiles nous a jeté un regard noir, pas six jours qu'on était là et elle nous avait déjà dans le nez, je l'ai saluée avec toute la politesse nécessaire. Elle a fourré la petite devant un coloriage, seule à sa table en fleur Manon s'est mise à fouiller du bout des doigts parmi les feutres puis elle a fixé son dessin sans rien faire, Mickey, Minnie et Pluto sur des skis ça n'avait pas l'air de la convaincre.
- Ça ne te plaît pas ?
- Pas trop, non.
- Ah bon ? Tu n'aimes pas Mickey ?
- Ben non.
Désiles a lâché un soupir agacé, elle paraissait au bord de l'implosion, visiblement il lui en fallait peu. Dans sa partie il me semblait pourtant que l'essentiel était de savoir garder son calme. Elle nous a plantés là et s'est tournée vers le fond de la classe, deux petits blonds s'y disputaient un camion de pompiers flambant neuf, un engin terrible en ferraille rouge, avec des tas de tuyaux d'arrosage et une grande échelle. Chacun tirait un bout. Ça a fini de la mettre hors d'elle, elle a traversé la pièce comme une furie et s'est mise à crier, j'ai pensé à un ours. Même moi j'ai sursauté. Pourtant je n'avais encore rien vu. La manière dont elle a attrapé le gamin par le bras, l'a traîné jusqu'à une chaise et l'a forcé à s'asseoir en le menaçant de lui en mettre une, je n'en suis toujours pas revenu. Le gosse était en larmes et à sa place je crois que j'aurais fait pareil, il reniflait et braillait à s'en brûler la gorge. Tous les autres gamins regardaient leurs chaussures et attendaient que ça passe, apparemment ils avaient l'habitude. Manon, non. Elle s'est pelotonnée contre moi.
- Pourquoi elle est méchante, la maîtresse ? elle m'a demandé.
- Je ne sais pas. Elle doit être très malheureuse, c'est sûrement pour ça.
- Comme la sorcière dans Kirikou ?
- C'est ça, comme Karaba, j'ai fait.
Je me suis relevé et la mère Désiles me regardait d'un air outré, sous ses cheveux tirés en arrière et retenus pas son affreux serre-tête argenté ses yeux m'envoyaient des éclairs. J'avais dû parler trop fort.
- Je suis désolé. La petite ne supporte pas les gestes violents. Ni qu'on élève la voix. Elle vit des moments difficiles... ai-je dit pour tenter d'apaiser les choses.
Ça n'a pas paru l'amadouer, elle s'est contentée de hausser les épaules et de me tourner le dos en sifflant que si tout le monde élevait ses enfants comme je le faisais, fallait pas s'étonner que tout parte à vau-l'eau. J'ai préféré ne pas m'abaisser à lui répondre, il valait mieux que je m'en aille avant de m'énerver. J'ai embrassé Manon une bonne quinzaine de fois.
- Je ne veux pas que tu t'en ailles, elle a gémi.
- Mais je ne pars pas vraiment, tu sais. Même quand je m'en vais je suis encore près de toi, tu sais bien. Je te protège par mes pensées.
- C'est grâce à ta magie ? elle a demandé.
- C'est ça, oui. C'est grâce à ma magie.
Elle m'a embrassé à son tour, confiante et rassurée, ça me fendait le cœur en quatre de la laisser là, alors que la balançoire était prête, qu'il faisait beau et qu'on aurait pu passer la journée dans le jardin ou sur la plage, à bâtir des châteaux invraisemblables pour ses princesses, à faire voler son cerf-volant ou à se balancer tranquilles, emmitouflés dans nos manteaux.
Je suis arrivé en avance pour une fois. Alex était déjà sur les routes, il donnait sa première leçon du jour. Je n'avais aucun mal à l'imaginer dans ce rôle. Avec moi il s'était toujours comporté d'une manière professorale, celle d'un aîné trimballant son encombrant cadet, le supportant avec un mélange de tendresse et d'exaspération, de bienveillance et de lassitude. Nadine m'a offert un café, elle souriait par-dessus la boisson fumante. Elle était d'une beauté discrète et douce, je n'y avais jamais prêté attention, Sarah me mangeait tellement les yeux et le cœur, mais tout à coup, ça m'a sauté au visage. Je me suis brûlé la langue.
- Vous êtes bien rentrés hier ?
- Ça a été.
- T'as une de ces mines. T'as pas dormi ?
- Pas trop.
- Tu prends pas de médocs ?
- Non. J'en ai trop pris, ça ne me fait plus rien.
Nadine s'est levée en tirant sur sa jupe, la couture de
son collant a disparu sous le tissu brun, ça m'a presque déçu. Elle m'a tendu ma fiche de route.
- T'es au courant pour le gamin qui a disparu ?
- Putain les nouvelles vont vite ici.
- Eh oui.
-J'avais oublié.
Par la vitre j'ai aperçu mon premier élève, un type qu'on obligeait à repasser l'examen pour des raisons obscures, il avait décroché son permis vingt ans plus tôt et conduisait comme vous et moi, suffisamment bien en tout cas pour faire l'économie des leçons qu'on lui infligeait. Du moins en théorie. Parce qu'à la vérité, s'il avait dû passer son examen le jour même, sûr qu'on l'aurait recalé aussi sec. Pour le principe évidemment, la viabilité économique du secteur bien sûr, mais aussi pour toute une série d'erreurs et de manquements à des critères insondables dont seuls les examinateurs semblaient mesurer l'importance et comprendre la nécessité. C'était le genre de client à qui je n'avais rien à apprendre, et j'aurais préféré qu'Alex s'en charge. La veille, nous avions roulé une heure et demie au milieu des champs, puis nous avions pris la voie express jusqu'au barrage, au ralenti nous nous étions tenus sur le fil de bitume au milieu des eaux turquoise, à gauche des vallons tombaient dans l'eau avec une douceur insensée, les bleus se mêlaient aux verts tendres, aux jaunes mordorés sans aucune anicroche, tout cela semblait réglé depuis des siècles, peint au cordeau. À droite, la tour se dressait comme un dernier signal avant la baie, l'horizon était net et frais, et les îlots les sommets d'une chaîne montagneuse et sous-marine aux détours compliqués. On avait parlé de tout et de rien et je n'avais relevé qu'une ou deux fautes bénignes : une sortie de rond-point sans clignotant et un stop passé sans temps d'arrêt alors qu'aucun véhicule ne se présentait. Il m'a fait signe et je lui ai répondu que j'arrivais. Il s'est allumé une clope en attendant. Nadine s'est servie une autre tasse de café, il était neuf heures et dans une demi-heure débuterait la première leçon de code, elle avait tout juste le temps de vider sa première cafetière et d'en préparer une autre.
- Ça va avec Alex ?
Elle m'a regardé étonnée, elle me connaissait assez bien pour savoir que ce n'était pas dans mes habitudes de poser ce type de question, Alex et moi on était faits du même bois, toujours à fuir les gouffres intimes, les confessions sentimentales, toujours à lire entre les lignes, à nous livrer à demi-mot, entre deux silences, toujours à écarter les questions, à les enterrer, les ensevelir, comme si se parler était une chose dangereuse, comme si parler du cœur de nos vies pouvait nous blesser et nous rendre plus friables encore.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Comme ça. Pour savoir. Si vous allez bien. Tous les deux.
-On a l'air d'aller mal ?
-Je ne sais pas. Des fois j'ai l'impression que tu manques d'air...
- Comme tout le monde, Paul, comme tout le monde. C'est tout. Alex et moi on est ensemble depuis vingt ans tu sais. Les années passent, et c'est toujours pareil, ça use et ça soude en même temps, on y peut rien. Alex t'a dit quelque chose ?
- Il y a quelque chose qu'il aurait pu me dire ?
-Non. Rien que je sache. Allez, sauve-toi. Ton
client s'impatiente.
J'ai pris place sur le siège passager et nous avons filé vers l'est. Le soleil achevait de se lever et nous roulions vers le rouge et des lambeaux de vieux rose, c'était la seule logique de notre itinéraire, rouler droit vers le ciel embrasé. Bréhel pestait contre l'état du monde, on avait perdu le contrôle, disait-il, plus personne n'avait prise sur rien, ça marchait sur la tête. Pour l'essentiel, j'étais d'accord avec lui, même si je ne voyais pas trop ce qu'on pouvait y faire, même s'il me paraissait clair qu'on descendait la pente et que freiner des quatre pieds était dérisoire, tout s'était emballé et plus personne n'y pouvait rien, l'économie était une roue libre qui nous broyait et finirait par nous exploser à la gueule. La créature qui se retourne contre son créateur et l'anéantit.
- Pourquoi on vous a retiré votre permis ?
Bréhel s'est rembruni et son visage a rétréci d'un coup, tous muscles contractés et les yeux soudain profonds dans leur orbite, il tentait de rentrer à l'intérieur de lui- même, de se retourner comme un gant. Il a grillé deux priorités et on a failli se prendre un camion, j'aurais bien vu ma vie défiler histoire d'y croiser Sarah mais mon heure n'était pas venue il faut croire, j'ai gardé longtemps le bruit du klaxon au creux des oreilles. Il s'est mis à parler comme on ouvre les vannes, c'était la nuit il n'était pas saoul mais bien gris quand même, suffisamment pour être en infraction, il avait fauché ce pauvre gamin sur son vélo, il était minuit passé et il roulait sans lumière, qu'est-ce que foutait un gamin de neuf ans la nuit sur un vélo sans lumière il me le demandait, qu'est-ce qu'ils branlaient les parents des fois bon Dieu.
- J'ai failli le flinguer vous comprenez. J'aurais pu le tuer. Il n'a rien eu. Des égratignures, un doigt cassé, rien de sérieux, ç'a été un putain de miracle. Son vélo était plié en deux, on l'a laissé dans le fossé et je l'ai ramené chez lui. Il était choqué c'est sûr. Mais il était gentil et doux avec moi, il n'avait pas l'air de m'en vouloir ni d'avoir peur. Je suis arrivé chez les parents et ils étaient fous, le père m'a traîné au poste et je me suis laissé faire, j'ai tout raconté sans mentir, j'ai soufflé dans le ballon bien gentiment. J'étais cuit. Ils ont porté plainte et on m'a retiré mon permis. J'ai perdu mon job dans la foulée.
- Vous faisiez quoi ?
- Représentant.
- En quoi ?
- En chaussettes. Représentant en chaussettes. Je fais tout le grand ouest. Enfin... je faisais. Pourquoi vous vous marrez ?
- Pour rien. Je sais pas. Les chaussettes...
- Ben quoi ? Vous en portez pas vous des chaussettes ?
Je l'ai déposé devant chez lui, il louait un mobil- home sur la presqu'île, à cette saison le camping était tout à fait mort et la dune vouée aux oyats. Tout autour, la terre et le sable s'adossaient à la mer, plantés d'arbres tordus par le vent. Au sommet de la falaise, une ruine se laissait trouer par le ciel. Le cul sur la plage et les caravanes dans le dos, on pouvait se croire à la lisière du monde.
- C'est flippant, mais j'aime bien. La nuit vous verriez ça, c'est tellement noir et silencieux que parfois, je sors pour vérifier que la mer n'a pas tout englouti. Et puis j'ai qu'à traverser les dunes pour être sur la plage. Et ces temps-ci à part regarder les oiseaux qui nichent sur l'île en face, je n'ai pas grand-chose à faire. Ils sont des centaines sur ce truc, c'est incroyable, ils passent leur temps à dormir, vous savez, avec la tête planquée sous l'aile comme les canards. Le week-end les gens viennent se promener, les gamins jouent au ballon, au cerf-volant, je vois du monde, ça me distrait. C'est juste en attendant, hein. Ma femme m'a mis dehors et avec le chômage, de toute façon, je n'ai pas assez pour me payer autre chose...
Je l'ai regardé s'éloigner au milieu des mobil-homes. Certains étaient dotés de terrasses en pin cernées de clôtures, d'autres dotés de jardinets où grelottaient des bacs à géraniums. Le sien était un modèle simple et sans fioritures, blanc et bleu, muni d'un petit auvent de plexiglas sous lequel une vieille chauffeuse en mousse prenait le frais et l'humidité. Il devait être le seul locataire là-dedans et pendant une seconde je l'ai envié, je me suis imaginé là, seul dans la nuit presque insulaire, au creux de mon abri fragile, mon ébauche de maison, assailli par les marées, les oiseaux, la pluie, le silence et les bourrasques.
Devant l'immeuble, il n'y avait personne. Des piaillements d'enfants me parvenaient jusque dans l'habitacle, les jours de maladie c'était toujours étrange d'entendre les copains depuis mon lit. L'école primaire se dressait toute proche et juste à côté le collège et le lycée Paul-Eluard, des bâtiments gris qui encadraient une cour poussiéreuse, plantée de cages de handball et de paniers de basket aux filets miteux. J'y avais traîné pas mal d'ennui et de mauvaise volonté. J'ai attendu un moment les yeux rivés sur les balcons piqués d'antennes, des tables et des chaises de jardin s'y ennuyaient de n'avoir jamais servi. J'ai fini par sonner chez elle. Les couloirs puaient la soupe et le chou-fleur, les légumes bouillis et le détergent industriel. Exactement comme avant. Comme depuis toujours. Son appartement c'était celui de Caroline, bâtiment B troisième étage porte douze, c'était si étrange de me retrouver là, à une époque cette adresse avait tout d'une formule magique, je me la répétais la nuit la main sur le cœur. Un instant j'ai eu l'impression que Caroline allait m'ouvrir, le doigt sur la bouche pour m'intimer le silence, sa mère était là et elle faisait sa sieste, elle enfilait un manteau et nous dévalions l'escalier. Ou bien elle me laissait entrer et nous faisions nos devoirs ensemble, trempant des morceaux de quatre-quarts industriel dans un verre de Sprite et la télévision branchée sur les clips, assis près d'elle je goûtais chaque seconde, un peu tremblant très emprunté, terriblement sentimental et amouraché, le ventre noué et plein d'adoration. Un type m'a ouvert en se grattant le ventre, des favoris encerclaient la masse de son visage, deux steaks rougeauds à la place des joues. Des poils bouclés sortaient du col de son tee-shirt noir, dessus on reconnaissait Johnny Hallyday perlé de sueur et hurlant. Une inscription en lettres de feu clamait, Quoi ma gueule ?. L'ensemble, quoique grotesque, incitait à la prudence.
-C'estpourquoi ?
- Je cherche Justine. Pour sa leçon.
- Sa leçon de quoi ?
- D'auto-école.
-Ah ouais. C'est vous le type qui lui apprenez à conduire.
-C'est ça.
-Et vous pensez que c'est en l'emmenant à l'hôtel que vous allez lui apprendre.
J'ai encaissé le coup, je connaissais ce genre de type, mieux valait s'écraser. Dans son dos, on devinait l'appartement, une enfilade de pièces sinistres et en désordre, d'où provenait un air vicié et chargé de bière, de sueur et de friture.
-Enfin vous faites ce que vous voulez avec elle. Mais méfiez-vous, c'est une petite salope, elle enfume tout le monde, on ne peut pas lui faire confiance.
Il m'a regardé avec un sourire gras et entendu, ça ne servait à rien de discuter, je lui ai demandé si elle était là et il m'a répondu que non, elle n'était pas rentrée depuis deux jours mais il s'en foutait, elle pouvait bien traîner son petit cul où bon lui semblait. Il a refermé la porte sans un mot et j'ai regagné la voiture avec un sentiment lourd, imaginer Justine dans le même appartement que ce type avait tout pour vous faire frémir de dégoût. Avant de démarrer, j'ai scruté une dernière fois les environs, une partie de moi espérait la voir déboucher d'une rue voisine mais elle n'est jamais venue. Une autre, bien plus ancienne, attendait Caroline, ses cheveux noirs son visage trop pâle ses yeux piscine, enfouie dans ses écharpes à franges et des bouteilles d'alcool miniatures plein les poches, elle les chipait dans l'épicerie de son père, tous les dimanches après- midi elle tenait la caisse contre un billet de cinquante francs. On faisait des détours inutiles pour aller en cours, on poussait jusqu'à la digue en tirant sur nos joints, on finissait toujours par arriver en retard et la prof nous envoyait en permanence ou chez le conseiller d'éducation, un type louche à la face de lézard et aux costumes sales qui nous regardait d'un drôle d'air et avait fini les menottes aux poignets. On marchait reliés par le fil des écouteurs, un pour chacun déversant des chansons sucrées qu'elle aimait et que je n'aimais qu'auprès d'elle, nos manteaux se frôlaient et on buvait face à la mer, aujourd'hui encore j'ignore pourquoi je n'ai pas posé ma main sur la sienne, une fois au moins pour voir. Certains jours on gagnait la vieille ville, les pavés luisaient sous la bruine, elle versait dix centilitres de rhum de calvados ou de whisky dans son café. Face au château dans le matin déserté, je l'écoutais me parler de Jean-Marc Benoît Christophe ou bien Yann, ça changeait tout le temps toute la classe y passait, toute la classe sauf moi. Souvent elle était triste et j'ignorais pourquoi, les yeux brillants elle se taisait et mordait la peau de ses phalanges, au goulot elle prenait une gorgée d'alcool et ça passait. Je n'ai jamais compris ce qu'elle me trouvait, ni pourquoi elle me tolérait dans ses parages, elle aimait ma présence auprès d'elle, elle aimait que je l'écoute, elle n'avait personne à part moi, personne à qui faire confiance, c'est ce qu'elle me disait alors. Elle m'appelait son petit frère et ça m'allait, je ne cherchais pas plus loin, elle m'entraînait dans son sillage, c'est tout ce qui comptait.
La nuit était tombée depuis moins d'une heure, le garage virait au congélateur mais j'étais brûlant, je dégoulinais de partout. Ça faisait bien une heure que je cognais dans le sac, mes bras ne répondaient plus à rien, je ne les sentais plus qu'à peine, ils étaient quasi liquides et les impacts se répandaient jusqu'aux épaules. Dans la pièce d'à côté, Manon avait sorti ses puzzles et tentait de réunir Blanche-Neige et ses sept nains, Marie, Toulouse et Berlioz, et pas moins de cent un dalmatiens. J'ai tenu une dizaine de minutes encore, sous le cuir le sable s'était changé en béton. J'ai enlevé les gants et je suis allé prendre une douche. Au passage j'ai jeté un œil aux enfants, la petite s'en sortait comme un chef, la filmographie complète de Walt Disney recouvrait les tapis du salon ; bien sagement assis à son bureau, Clément feuilletait le Grand Livre des arbres. Il pouvait rester des heures plongé dans ce bouquin, passant d'une espèce à l'autre au gré des continents. J'ai posé ma main sur son épaule, mon menton sur ses cheveux et on a fait un bout de chemin ensemble, les bords de mer succédaient aux montagnes, le sable orange aux terres brunes, les champs de fleurs aux forêts sombres. Chaque page était consacrée à un arbre et tentait d'en saisir la nature profonde, l'archétype et la sublimation, par moments la lumière s'insinuait si profond dans les rameaux, s'accrochait si fort au moindre bout d'écorce, qu'on aurait pu entendre le bois craquer sous l'orage, les feuilles frissonner dans le vent. Clément contemplait ça silencieux, sa respiration calme et régulière envahissait l'espace. J'ai embrassé ses cheveux et je me suis détaché de sa tiédeur, la lampe éclairait son visage lisse, ses lèvres closes, ses mains fines aux doigts de fille. Qu'est-ce qui pouvait bien se tramer sous son crâne ? Que pouvaient bien recouvrir le silence et le calme absolus, l'impassibilité soumise, l'acceptation de toutes choses, qu'il arborait depuis la disparition de sa mère ? Je me souvenais d'un enfant curieux et rieur qui courait partout, parlait tout le temps, s'étonnait pour un rien, s'exclamait à tout bout de champ, pour une coccinelle ou un avion dans le ciel, la forme d'un nuage ou les péripéties d'un livre, nous enlaçait sa mère et moi et collait son visage aux nôtres avant de lâcher dans un grand soupir de contentement et de bonheur sans faille, La vie est belle, je me souvenais de tout ça mais c'était si loin désormais, c'en était presque inconcevable. Je l'ai laissé à ses érables, ses oliviers, ses pins maritimes et j'ai filé jusqu'à la salle de bains. Dans le miroir j'ai eu l'impression d'avoir pris encore vingt ans, j'ai examiné ma bouche et le dentiste n'y était pas allé de main morte, après trois nuits blanches j'avais fini par céder, il avait arraché deux prémolaires pour commencer, selon lui il n'y avait pas d'alternative. C'était un homme amical au physique de demi de mêlée, qui ne lâchait jamais du regard son ordinateur où des graphiques et des tableaux de chiffres l'informaient en temps réel de la force des vents et des états du ciel. À tout moment, il se réservait le droit d'annuler une paire de rendez-vous pour se précipiter sur la plage, enfiler sa combinaison, se jucher sur sa planche et se laisser traîner sur des kilomètres par une voile de dix mètres de large gonflée à craquer. Juste avant de m'enlever ma seconde prémolaire, pendant que prenait l'anesthésie, il m'en avait montré le tout dernier modèle, il comptait bien se le payer prochainement, d'ailleurs le chantier qui s'annonçait aux quatre coins de mes mâchoires devait amplement suffire à financer l'affaire. Rien qu'à le contempler sur l'écran, tandis que ma joue droite et mon palais s'engourdissaient, j'avais vu ses yeux s'allumer.
J'ai eu un mal de chien à retirer mon tee-shirt, tout ce qu'il me restait de muscles avait pris feu, sous ma peau c'était le grand incendie. Je venais à peine de poser mon pied droit dans la baignoire quand ça s'est mis à sonner. J'ai dévalé les escaliers en me rhabillant, Manon avait l'air vaguement inquiète, elle m'a demandé, C'est qui ?, je n'en savais rien, dans ce genre de situation il n'était pas rare que le visage de Sarah m'apparaisse, après plus d'un an j'en étais toujours là, par surprise un espoir absurde me reprenait, et je ne pouvais m'empê- cher d'être déçu quand bien sûr ce n'était pas elle mais n'importe qui d'autre, le facteur, la voisine ou mon frère. J'ai ouvert et José Combe se protégeait de la pluie à l'aide d'une mallette en cuir. Je n'ai pas eu besoin de sortir pour vérifier que ça tombait par pelletées de glaçons minuscules, quand vous preniez ça de face ça vous sautait à la figure, une volée d'aiguilles en pleine gueule. Il a décliné son identité comme si en deux jours j'avais pu l'oublier, comme si depuis sa disparition on parlait d'autre chose que du petit Thomas Lacroix.
- Oui oui, je me souviens. Entrez, entrez, ne restez pas comme ça sous la pluie, ai-je dit en lui secouant la main.
Il a esquissé un sourire et s'est essuyé les pieds sur le paillasson. Pendant qu'il retirait son manteau trempé, son regard s'est promené sur le salon, les meubles rares et Manon au milieu du tapis.
-Ma fille... Asseyez-vous où vous voulez. Je vous sers quelque chose ? Un whisky ça vous va ?
Il s'est laissé tomber sur la peau usée du fauteuil indonésien. La petite a pris ses jambes à son cou, de la cuisine je l'ai entendue monter les marches quatre à quatre et se réfugier dans la chambre de son frère. Je suis retourné voir mon inspecteur, vieux morse échoué il se frottait les yeux en respirant fort, je lui ai tendu un verre de Jack Daniel's qu'il a attrapé d'un geste lent, toute sa personne semblait avoir été conçue pour illustrer la notion d'épuisement. J'ai détaillé son visage un peu gras, sa peau luisante et trouée par endroits, je n'avais jamais vu de cernes aussi noirs, aussi larges, aussi profonds. Sa texture de pâte à modeler vous donnait irrémédiablement envie de le malaxer et de remettre les choses à leur juste place. Je me suis installé en face de lui, il n'avait pas l'air spécialement pressé d'en venir au fait, il se contentait de tremper ses lèvres dans son whisky et d'en avaler des lampées de chaton.
- Je m'excuse, ai-je dit en lui désignant mon tee-shirt et mon bas de survêtement. Je ne suis pas très présentable. Je m'entraînais.
- Quel sport ?
- Boxe. Au sac.
Il a reposé son verre, un éclair de vie a traversé sa face inexpressive et lasse. Ses traits se sont soudainement resserrés, et son visage s'est mis à ressembler à quelque chose.
- Ah, la boxe, il a fait. Très bien... J'ai une fille qui boxe. Vous allez aux combats de temps en temps ?
- J'y allais. Mais là, ça fait longtemps...
- Je vous y emmènerai, il y a des belles choses à voir dans les semaines qui viennent.
Je n'ai pas su quoi répondre, je n'avais pas échangé plus de trois phrases avec lui et voilà qu'il s'imaginait m'emmener à un gala de boxe. J'ai regardé l'heure. Il serait bientôt temps de mettre les enfants au bain et de préparer le repas, dehors la pluie redoublait et recouvrait tout d'une mince pellicule de verglas, ça promettait des leçons agitées, déjà le matin même Élise avait joué les patineuses dans un virage, j'avais rattrapé le coup au dernier moment et elle avait paru soudain tout à fait découragée. On avait fini la séance au chaud dans son salon, elle m'avait montré les toiles de son mari, de grands à-plats bleus ou verts lézardés de blanc, il s'y était remis sur le tard mais quand ils s'étaient connus quarante ans plus tôt c'était bien ça qu'il rêvait de faire, à l'époque il semblait si déterminé, elle n'aurait jamais cru qu'il ferait sa vie dans les affaires, une vie menée à contrecœur et dans le regret c'est ainsi qu'elle voyait les choses, alors quand il avait repris ses pinceaux elle l'avait encouragé, même s'il s'enfermait du matin jusqu'au soir dans son atelier, même si les odeurs de peinture et de térébenthine lui collaient des migraines atroces, même si depuis le départ de la dernière l'ennui avait tout recouvert et que le temps s'était mis à s'étirer jusqu'aux limites du supportable.
Un silence pesant enrobait le salon, José Combe sirotait son alcool en regardant autour de lui, de temps à autre il lâchait un soupir, on aurait dit qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il faisait là. J'ai fini par le questionner sur les raisons de sa visite mais c'était juste pour la forme, je savais ce qu'il allait me dire et ça n'a pas manqué, les soupçons s'étaient immédiatement portés sur le père, un type pas très clair qui avait eu affaire à la justice, des histoires de drogue un trafic d'antiquités des cambriolages, il avait passé six mois à l'ombre et à sa sortie on lui avait sucré son droit de visite, depuis il faisait le déménageur, enfin jusqu'il y a peu, la dernière fois qu'il avait donné signe de vie à son patron c'était ici même et depuis plus rien, il venait d'en finir avec cette maison et pfuit envolé disparu évaporé... Après ça on m'avait vu lui parler à la sortie de l'école et puis plus de nouvelles. J'ai réagi du mieux que j'ai pu, je me suis composé la tête du type impavide, je n'ai rien nié mais rien confirmé non plus. Visiblement il n'en attendait pas moins. Je n'avais aucune raison de lui mentir mais je ne voyais pas la nécessité de lui apprendre ce qu'il savait mieux que moi, après tout le petit était avec son père et ça ne pouvait pas lui faire de mal, je ne voyais pas où était le problème.
- Voilà voilà. Bon. On va devoir vérifier deux ou trois choses et puis vous devriez recevoir une convocation dans pas trop longtemps.
Il m'a tendu sa carte et s'est levé. Je l'ai raccompagné jusqu'à la porte, la pluie avait cessé mais le vent soufflait plein nord, l'herbe était déjà blanche et la mer chuintait plus fort que les voitures. Il s'est engouffré dans sa Fiat, un modèle si minuscule que l'on en venait à douter qu'il puisse tenir à l'intérieur. La voisine rentrait, elle m'a fait signe de la main, elle se changeait et elle arrivait, je lui ai dit de ne pas se presser, Combe m'avait mis en retard.
Les enfants se sont endormis dans leurs assiettes, ils étaient crevés et complètement éteints, Manon n'avait pas décroché un mot de la soirée et Clément s'était montré d'une humeur maussade. Je les ai couchés tête- bêche sur le canapé et j'ai sorti l'armagnac. Isabelle était légèrement grise. Les cheveux défaits, les yeux brillants, il émanait d'elle quelque chose de singulier, un abandon sans tristesse qui lui rendait soudain son âge, quarante-deux ans qu'avaient accentués les nuits de garde, les jours à côtoyer la mort et la folie, et le départ de son fils, il avait vingt ans et s'était engagé dans la marine, ses cartes avaient peu à peu recouvert la surface entière du frigo, puis les placards de la cuisine, elles ne tarderaient pas à attaquer la salle à manger.
- Je n'ai jamais compris. Il disait qu'il se sentait partir en vrille, qu'il avait besoin de quelque chose qui le cadre, qui le structure. Et puis il n'était pas fait pour la vie de bureau. Enfin c'est ce qu'il disait. Qu'est-ce qu'il en savait ? Qu'est-ce qu'on en sait à son âge ? Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il mène une vie de con sur ces bateaux avec tous ces types et ça me rend dingue. Je sais que c'est idiot. Il paraît que ça lui plaît. Et puis quand je regarde autour de moi, quand je vois ce que sont devenus ses copains de lycée, franchement c'est pas tellement mieux, alors. Enfin, je suis pas du genre à m'apitoyer sur mon sort tu sais. Il me manque. C'est juste ça.
Elle a posé sa main sur la mienne et je l'ai guidée jusqu'à la chambre. On s'est déshabillés sans hâte et on a baisé comme deux vieilles connaissances, comme si c'était la centième fois qu'on remettait ça tous les deux. Ses seins très pleins, le goût de ses tétons et la texture de ses cuisses, le son répandu sur sa peau, le renflement très doux de son ventre, ses poils presque roux et l'odeur de son sexe, tout m'a semblé étrangement familier, tout avait la matière équivoque et douce du souvenir. On est restés plus d'une heure imbriqués l'un dans l'autre, j'ai gardé les yeux clos tandis qu'elle parlait, elle avait besoin de ça plus que toute autre chose, parler à quelqu'un qui l'écoute un tant soit peu, je connaissais ça par cœur, quand elle rentrait Sarah avait souvent besoin de vider son sac, les derniers temps ça tournait à l'obsession, deux gamins s'étaient pris une bagnole de plein fouet, des flics les coursaient personne n'avait jamais su pourquoi. Tout le monde les connaissait on les avait vus grandir, leurs parents on les croisait au Franprix, au café ou sur le quai du RER, le père du plus grand conduisait le bus pour la gare, ils faisaient un peu les cons mais rien de grave, une fois ou deux le plus jeune était venu à la maison pour garder les enfants, il parlait toujours d'une voix douce au débit étrange et toutes les trois secondes ôtait son bonnet pour passer la main paume ouverte sur le lisse du crâne, vérifiait en temps réel la pousse du moindre cheveu. Ça avait duré dix jours : les gamins démantibulés et les proches en charpie, mères écroulées sur les lits, pères faisant les cent pas dans les couloirs, tirant sur leurs Camel, grenades dégoupillées prêtes à exploser. Quand ils étaient morts ça n'avait pas tardé, les bagnoles s'étaient mises à cramer les unes après les autres. La mienne y était passée aussi, celle des voisins idem, et la plupart de celles garées sous les tours, même la 306 du grand frère, tout pétait au hasard, on entendait des cris des détonations, par instants tout le quartier devenait rouge orangé, comme parfois les soirs d'été sous le soleil consumé.
J'ai jeté un œil par la fenêtre, le coton du ciel enveloppait les maisons alentour et des flocons épais se détachaient dans la lueur des réverbères. Je me suis levé pour voir ça de plus près et Isabelle m'a rejoint, le radiateur nous brûlait la peau, on était nus côte à côte à regarder la neige, j'ignorais depuis combien de temps elle se déversait comme ça, au moins une heure au bas mot, le jardin en était déjà blanc, je me suis rhabillé et j'ai réveillé les enfants. La petite a ouvert de grands yeux d'opaline en découvrant le tapis blanc et les cinq centimètres d'épaisseur sur la table du jardin. Je lui ai enfilé son manteau et Clément nous a suivis en bâillant, ni l'un ni l'autre n'ont semblé surpris de voir la voisine, il était deux heures du matin mais qu'est-ce qu'ils en savaient, à cette saison la nuit tombait au goûter. L'impasse étincelait, la neige avait cessé et le ciel se dégageait peu à peu, on a marché jusqu'à la mer, à pas de loup dans la soie du silence, comme pour ne pas déranger. Manon se retournait pour contempler les traces que laissaient ses pas. Là-bas, au bout, sous la lune retrouvée, lumineuse comme jamais, on se serait cru dans un rêve. Une mer d'encre venait mordre l'étendue blanche et satinée, plus aucun grain de sable ne se laissait entrevoir, et les rochers luisaient comme des otaries. On a descendu l'escalier agrippés à la rampe, le verglas avait pris et tout brillait dans la lumière noire et cristalline. Arrivés en bas les gamins se sont mis à courir comme des cosmonautes, entre leurs doigts la poudreuse filait légère, s'égrenait en flocons. J'ai lancé la première boule. Clément l'a esquivée en riant mais j'avais déclaré la guerre. Mieux valait se mettre à l'abri. Avec Isabelle on s'est planqués derrière un rocher, le gamin nous a canardés pendant dix minutes. On a fini trempés jusqu'aux os. Plus loin, les yeux au ciel, Manon dessinait des anges, battait des bras dans la blancheur parfaite, éblouissante. Ils étaient épuisés mais heureux, heureux comme jamais depuis le départ de Sarah et ça m'a fait un bien fou de les voir comme ça, les joues rougies les yeux étincelants, le souffle court. On est remontés et de la quinzième marche on a contemplé notre champ de bataille. Sur cent mètres tout était piétiné, puis l'immaculé reprenait ses droits, un nappage de crème onctueuse s'étendait jusqu'à la pointe.
J'ai mis les manteaux à sécher sur les radiateurs et Isabelle est rentrée se coucher chez elle. De ma fenêtre en ombre chinoise je l'ai regardée se dévêtir puis passer une chemise de nuit. Tout était calme. Dehors il s'était remis à neiger et dans l'impasse, nos pas étaient déjà recouverts. Emmitouflés dans leurs couettes, les gamins ronflaient, à peine rentrés ils étaient tombés comme des bûches, je me suis demandé si au réveil, ils allaient penser avoir rêvé. Moi-même je n'étais plus sûr de rien. Le whisky me brûlait l'estomac, Neil Young couinait dans le poste et la nuit rechignait à s'assombrir.